Mouvement.Poids. Volume. Matière.
Sensation.De la terre. Une odeur de feuille morte en décomposition, de terreau humide.
Conscience.Qui est-il ? Qu’est il ? Où…
Trop de questions. Tout est noir.
Il bouge. Le sol s’ouvre, petit à petit, fissure par fissure. L’humus se gondole, remue, se soulève.
Il sort, émerge de son carcan de terre dans l’air froid de la nuit. L’hiver sera bientôt là, qui viendra avec son manteau blanc, précédé par la bise mordante. Mais lui n’en sait rien.
Il se redresse, observe alentour. Son regard vide échoue sur une main. Sa main.
Ma main.Il effleure d’un doigt sa peau parcheminée, qui aussitôt tombe en poussière, ne laissant que le gris blanc de l’os.
À chaque mouvement qu’il fait, le fin voile couvrant son ossature se fendille et s’effrite. Il se redresse enfin, maladroitement, et se tient debout sur ses jambes.
Poids. Volume. Matière. Conscience. Mais nulle vie n’habite pourtant ce corps. Simplement le vide et le froid.
Que suis-je ? Je suis… mort ?Sa tête s’incline sur le côté; il essaie de se souvenir. Rien. Rien que le noir infini, aussi vide qu’un ciel sans étoiles.
Soudain, une idée lui vient. De légers cliquetis et grincements accompagnent chacun de ses mouvements, alors qu’il se penche vers la terre dont il vient d’émerger. Il gratte. D’abord avec précaution, douceur, puis avec plus d’avidité au fur et à mesure que monte son angoisse.
Clonk. Le morceau de métal cogne sa main osseuse. Il l’extrait de sa gangue, retire l’humus qui le recouvre et le lève à faible lumière de la lune.
C’est un fermoir à boucle. L’argent est terni, encrassé par un long séjour sous terre, l’ardillon est légèrement tordu mais l’arceau carré n’est pas déformé.
Il s’effondre à genoux. Un instant, ce fol espoir a germé en lui, à peine formulé, pour finalement disparaître et le laisser encore plus vide qu’auparavant.
Il reste agenouillé sur le sol, immobile et grotesque, tel un macabre pantin dont on aurait coupé les fils. Il ne bougera pas pendant trois jours, prostré, au bord de cette petite clairière. Puis, mû par une décision soudaine, il se lève et se met en marche à travers le bois.
Il doit savoir.
Il doit comprendre.
***
La ferme qui se découpe sur le ciel obscur est silencieuse. Les chiens et leurs maîtres sont profondément endormis, nul n’aperçoit l’ombre qui se faufile dans la grange.
L’odeur chaude du foin et du grain moisi. Aucun souvenir ne revient, mais ces senteurs apporte un peu de réconfort à son âme. Il escalade l’échelle menant au grenier à foin, et se faufile tout au fond, entre haut de la pile et le mur, là où le vieux fermier ne va jamais, où les brins desséchés sont emmaillotés de toile d’araignée. Il s’assied contre les vieilles pierres et somnole, dans un état de veille plus proche de l’hébétude que d’une quelconque forme de sommeil.
Le temps passe. De petits animaux lui grimpent dessus, intrigués par support absent de leurs vies quelques heures plus tôt. Le fermier vient chercher du foin pour les bêtes, mais son vieux dos l’empêche d’aller bien loin dans le grenier bas, et il ne découvre pas son étrange visiteur. Quand enfin revient le calme, ce dernier s’éveille.
Emergeant de sa torpeur, il redescend l’échelle. Le sol de terre battue est rassurant sous ses pieds. Il examine la grange, plus attentivement que la veille. Dans le fond, une carriole de bois attend sur ses cales le moment où on la ressortira pour les foins. Sur la gauche, un râtelier expose râteaux, pioches, faux, fourches, bêches et pelles. Une vieille paire de bottes râpées et mitées commence à pourrir dans le coin. Un énorme tas de bûches, prêtes à alimenter la cheminée durant l’hiver, recouvre le reste du mur. Au pied du tas, un empilement de sacs en jute achève de prendre la poussière près d’un fin rouleau de corde. Il s’approche, et soulève la toile rêche.
Mû par une soudaine inspiration, il s’empare d’une faux qui semble bien aiguisée et commence à découper le tissu en le passant sur le fil de l’outil. Il taille deux grands rectangles, qu’il parvient à coudre grossièrement ensemble avec la corde. Avec un troisième morceau, il forme une sorte de large capuchon qu’il attache au reste, et jette je tout sur ses épaules à la manière d’une cape dans laquelle il s’enveloppe. La paire de bottes trouve une seconde vie.
Après avoir soigneusement rangé les outils et jeté les lambeaux de tissu derrière le foin, il quitte la grange sans un bruit. Il sait que son déguisement ne résistera pas à un examen attentif, mais c’est le mieux qu’il puisse faire pour le moment. Il lui faudra des gants pour masquer ses mains, et probablement de nouvelles bottes dans peu de temps.
Et, à la lumière de la lune sur les chemins qu’il suit au hasard, il se dirige lentement vers la ville.
***